Protection des données personnelles : une loi instrumentalisée
Publié par La rédaction le | Mis à jour le
Pensée pour protéger le citoyen, la loi Informatique et libertés est de plus en plus détournée de son objectif premier. Tant par les salariés que par les entreprises elles-mêmes, qui n'hésitent plus à s'en servir comme arme concurrentielle. L'analyse de l'avocat François Coupez.
La protection des données à caractère personnel est née en France avec la loi du 6 janvier 1978 dite « Informatique et libertés ». Le texte a été modifié en 2004 (à la suite de la directive européenne 95/46), et il est destiné à l'être à nouveau par le projet de loi sur le numérique annoncé en grande pompe depuis deux ans maintenant. avant d'être de toute façon complètement remplacé par un projet de règlement européen encore en discussion qui unifiera en 2017 ou 2018 le droit de tous les pays de l'Union européenne sur le sujet (projet dont nous étudiions déjà quelques aspects ici).
Si ces différents projets visent à accroître de façon très importante les sanctions financières, ils ont également pour but de permettre une application plus efficace des règles (droit à l'oubli numérique/au déréférencement, co-responsabilité des sous-traitants, etc.). Mais en parallèle, on constate depuis quelques années le développement d'une véritable instrumentalisation de cette protection légale, aux règles extrêmement formelles et aux impacts potentiellement dévastateurs[1] sur l'image des entreprises prises en faute.
Salariés et clients, quand le pouvoir change de camp
Historiquement, la CNIL a eu l'occasion d'appliquer les principes de la loi « Informatique et libertés » dans plusieurs domaines, avec la plupart du temps deux points communs : d'une part la protection des clients contre l'utilisation qui serait faite de leurs données en contradiction avec les règles applicables et, d'autre part, la protection des salariés dans des hypothèses de surveillance abusive, de discrimination ou de mode d'évaluation des performances illicites.
Dans les deux cas, l'action de la CNIL conduit souvent l'entreprise fautive à revoir beaucoup plus globalement l'ensemble de ses processus et leur conformité.
Or les difficultés pratiques concernant le respect de cette réglementation pour l'entreprise ne doivent pas être sous-estimées. Elles tiennent tant à son formalisme qu'à ses conditions d'application, étant entendu que les traitements de ce type de données se développent de façon exponentielle avec la transformation numérique. De plus, l'entreprise, confrontée à un lacis réglementaire croissant et dans tous les domaines, alloue parfois ses ressources pour se mettre en conformité en fonction de l'urgence, ou du risque réel de sanction. Les entreprises ne peuvent ainsi pas toujours prétendre réussir un sans-faute en matière de protection des données personnelles. et en sont pleinement conscientes.
En parallèle, un phénomène se développe depuis quelques années, à un point tel qu'il se généralise. Sentant la faille, des clients ou des salariés bien informés n'hésitent plus à l'utiliser, non pour faire valoir leurs droits en la matière, mais pour faire pression dans le cadre d'un contentieux ou d'une revendication autre. La réglementation devient alors un simple prétexte destiné à faire plier son opposant.
Maintenant les contentieux. entre entreprises ?
Ce qui est plus marquant encore, c'est que ce phénomène est en passe de gagner les relations entre entreprises.
Alors que l'on s'attend à ce que ce soit la victime (client, salarié, etc.) qui fasse valoir les droits qui lui sont reconnus, les tribunaux sont en effet saisis de façon croissante de manquements à cette réglementation allégués par. des sociétés concurrentes.
Pour mettre fin à un partenariat commercial, annuler une vente, tenter de prouver une rupture abusive des relations commerciales ou empêcher un concurrent de commercialiser un service innovant, les hypothèses se multiplient dans lesquelles des tribunaux de tout type sont confrontés à cette situation.
En voici quelques exemples :
Le grand classique des contentieux de demain ?
On le voit à travers ces quelques exemples jurisprudentiels récents, le phénomène va croissant. Il est surtout appelé à prendre encore de l'ampleur avec le futur projet de règlement européen, qui conduit à remplacer les formalités préalables par un contrôle constant de conformité et oblige donc à documenter la façon dont les traitements sont opérés à toutes les étapes. Or toutes ces informations forment un vivier de preuves de ce qui a été fait (ou pas), destinées au régulateur. et qui pourraient facilement être utilisées par une société concurrente dans le cadre d'un procès.
Plus globalement, les entreprises doivent prendre conscience de cette évolution et en saisir toutes les opportunités, mais également tous les risques : il semble logique que les études de risque, réalisées préalablement à la mise en oeuvre de traitement de données à caractère personnel, aient également à prendre en compte cette nouvelle donne.
A terme en effet, en cas de contentieux et dès que l'on parlera de près ou de loin de données, la vérification de la licéité des traitements de données personnelles de l'entreprise adverse pourrait devenir un préalable aussi convenu que la vérification des pouvoirs du signataire d'un acte.
Si cette évolution peut paraître critiquable car compliquant encore les dossiers en justice, elle est malgré tout le signe que la réglementation sur les données personnelles s'ancre profondément dans les habitudes. Un réel progrès, et qui n'était pas chose évidente il y a encore quelques années.
Par François Coupez, Avocat à la Cour, Associé du cabinet ATIPIC Avocat et titulaire du certificat de spécialisation en droit des nouvelles technologies
[1] Certes, 17 textes pénaux prévoient une sanction de 5 ans d'emprisonnement et de 1 500 000 ? d'amende pour les entreprises qui enfreindraient les règles en la matière, mais les applications jurisprudentielles sont rarissimes. Les sanctions de la CNIL sont quant à elles beaucoup plus fréquentes, avec des montants financiers pour le moment limités à 150 000 ? (le double en cas de récidive), seul Google inc. ayant été condamné à une telle peine. Leur efficacité est fortement renforcée par leur publication (fort effet d'image sur les grandes entreprises).
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