Scribe : les enseignements à tirer de l'échec de ce projet d'État
Publié par Clément Bohic le - mis à jour à
Un seul logiciel pour la rédaction des procédures entre police et gendarmerie. C'était l'objectif du projet Scribe, avorté fin 2021. La Cour des comptes tire un bilan.
« L'exemple même d'une conduite de projet défaillante ». Ainsi la Cour des comptes juge-t-elle le projet Scribe. Ou plutôt l'ex-projet : il a pris fin à l'automne 2021, sans livrable techniquement viable, loin des objectifs affichés six ans plus tôt.
Au lancement fin 2015, il s'agissait de mettre en place un logiciel commun entre police et gendarmerie pour la rédaction des procédures. Logiciel qui devait contribuer à la mise en oeuvre du N2SI (« nouveau SI dédié à l'investigation »), tout en s'inscrivant dans le déploiement de la PPN (procédure pénale numérique).
Que constate la Cour des comptes ? Dans les grandes lignes, des dysfonctionnements « d'ordre organisationnel, technique et juridique ». Plus particulièrement, une « absence de cadrage », une « formalisation très insuffisante de l'expression des besoins » et une « absence de contrôle à tous les niveaux ».
La gendarmerie se retire de Scribe après moins d'un an
En novembre 2016, à l'issue des premiers travaux sur la définition de besoins fonctionnels communs, la gendarmerie nationale claque la porte. Elle considère la fusion des deux logiciels comme « risquée ». Une décision non formalisée par écrit, notent les Sages. Et surtout, des conclusions non étayées d'expertise.
La gendarmerie pointait notamment la différence d'organisation et de méthodes de travail. Elle avançait aussi des référentiels statistiques distincts, des besoins d'évolution moindre de son logiciel, et un volume de procédures enregistrées beaucoup plus important du côté de la police.
Cette défection a entraîné une dispersion des forces. Et des développements réalisés en doublon. Entre autres, la connexion avec le SI du ministère de la Justice, le système de gestion des scellés et l'application de dématérialisation des registres de garde à vue.
Maîtrise d'ouvrage : un effectif mouvant et « à portion congrue »
Mécaniquement, le retrait de la gendarmerie a aussi occasionné un sous-dimensionnement de l'équipe projet de maîtrise d'ouvrage (MOA). Une équipe plus généralement « longtemps sous-dotée », fait remarquer la Cour des comptes. Initialement, elle se composait d'un chef de projet et de deux agents non formés à la méthode agile. Sa constitution ne fut finalisée qu'en septembre 2019, avec 9 ETP. Lorsque la décision d'augmenter l'effectif fut prise fin 2018, certains volets du programme n'avaient aucune ressource affectée. Par exemple, celui relatif aux outils statistiques. D'autres, comme l'homologation juridique de l'application, n'étaient suivis que par un réserviste.
La stabilité de l'effectif fut un autre problème. Au moment où la Cour des comptes s'est penchée sur Scribe, trois chefs de projets s'étaient succédé depuis le lancement. Et le dernier, recruté en septembre 2021, avait annoncé dès janvier 2022 qu'il souhaitait quitter son poste.
L'équipe souffrait aussi d'un positionnement problématique auprès du cabinet du DGPN (directeur général de la police nationale). La conséquence d'un désaccord entre DCPJ (Direction centrale de la police judiciaire ; la « PJ ») et DCSP (Direction centrale de la sécurité publique). Dans ce contexte, jusqu'en 2021, seul un agent interne à l'administration était chargé, à plein temps, de la MOA... et donc du contrôle de Capgemini, titulaire du marché.
Les deux premiers directeurs de l'équipe MOA - des commissaires de police - n'avaient eux-mêmes pas d'expérience dans la conduite de projets informatiques. En outre, avec le départ du premier fin 2016, la maîtrise d'oeuvre (MOE) a dû, pendant un temps, piloter directement les travaux de Capgemini.
« La volonté d'aller vite l'a manifestement emporté dans [le] choix du prestataire »
Qu'en était-il de la relation contractuelle avec l'ESN ? À en croire la Cour des comptes, elle a reposé sur des supports inadaptés. En premier lieu, parce que le projet s'est fondé sur un marché préexistant. Ce qui, en particulier, n'a pas contraint la MOA - non formée aux méthodes agiles, rappelons-le - à cadrer et à formaliser ses besoins. Le nouveau logiciel ne figurait par ailleurs pas dans la liste des 19 applications que couvrait ledit marché.
Autre écueils :
- Une simple obligation de moyens pour un grand nombre de prestations
- Des manquements dans le contrôle des bons de commandes (« imprécis ») et des PV de constatation de service (la majorité non signés)
- Un renouvellement, en mars 2020, de la confiance envers Capgemini... par défaut (seule réponse à l'appel d'offres)
- Deux contrats du même type, pas forcément le plus adapté à un software en cours de développement : un TMA (tierce maintenance applicative)... sans dimensionner en conséquence l'équipe MOA
Les inquiétudes de la Dinsic/Dinum restées sans suite
Vu le coût prévisionnel de Scribe (le projet ne prit ce nom que fin 2017), la Dinsic aurait dû être sollicitée en amont. Ce ne fut pas le cas. En octobre 2019, elle rendait finalement un avis... très réservé. En point d'orgue, le décalage entre les taux d'avancement opérationnel (35 %) et d'exécution budgétaire (68 %). Ses alertes sont restées sans effet, comme allait le démontrer ultérieurement une mission d'appui menée avec le cabinet Bearing Point (coût : 120 000 €).
Une mission ultérieure de sécurisation par la direction du numérique du ministère de l'Intérieur (prix : 250 000 €) allait « [rester] sans effet ».
Dans son bilan, la Dinum avait expliqué craindre la sous-réalisation des tests attendus. En toile de fond, une faible maîtrise interne des technologies que proposait Capgemini. Que ce soit Redis, Kafka ou Spark.
L'ESN avait fini par réaliser un audit interne début 2021. Elle avait alors proposé des changements d'architecture technique. Ses conclusions ont fait l'objet d'une contre-expertise (prix : 135 000 €)... par un concurrent : OCTO Technology (Accenture). Qui avait appelé à une reprise en main interne.
Scribe : une documentation lacunaire...
Entre juillet et octobre 2021, Sopra Steria a réalisé une analyse de la documentation fonctionnelle (prix : 150 000 €). Il en est ressorti, entre autres constats :
- Le peu d'archives sur les réunions de cadrage (ne permettant de rendre compte ni de leur périodicité réelle, ni du contenu des sujets abordés)
- L'absence totale, côté MOA, de méthodologie de rédaction pour les spécifications fonctionnelles générales
- La rédaction rétroactive de certaines spécification fonctionnelles
- Le défaut de maquettes pour valider la compréhension des besoins exprimés
Quant à la stratégie de déploiement, elle est « restée embryonnaire ». D'une part, parce que pas définie au-delà de trois sites pilotes (commissariats de Paris 14e, de Metz et de Conflans-Sainte-Honorine). De l'autre, par l'absence de plan de formation pour les 95 000 utilisateurs potentiels.
... et un manque de transparence
La Cour des comptes regrette aussi un « manque d'information à l'endroit du Parlement ». « D'autant plus critiquable que le programme Scribe faisait partie des 50 grands projets informatiques suivis au niveau interministériel ».
L'étude Mareva (méthode d'analyse et de remontée de valeur) ne fut réalisée qu'en 2019. Le budget alors estimé a été dépassé. Au total, le programme a englouti 13,28 M€ de coûts directs. Dont plus de 8 M€ pour Capgemini. C'est sans compter le maintien de l'existant en condition opérationnelle par Sopra Steria.
La lettre de mission au premier chef de projet MOA ne fixait aucune échéance. Elle demandait simplement la mise en place d'un « dispositif d'alerte en cas de dérivé calendaire ». La deuxième fixait pour seule échéance la réalisation d'un cadrage fonctionnel pour mars 2022.
Le scénario envisagé à l'heure actuelle consisterait à doter la police nationale d'un nouvel outil à l'horizon 2024. En laissant la porte ouverte à une « convergence à terme » avec la gendarmerie. Budget estimé : 30 M€, sous réserve d'une éventuelle réutilisation des prestations réalisées dans le cadre du projet Scribe.
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