Étienne Dugas, InfraNum : « Sur le déploiement de la fibre, on a touché le fond de la piscine »
Le Covid-19 va-t-il impacter durablement le déploiement de la fibre en France ? Après avoir lancé un S. O. S. sur la question, le président d'InfraNum - Étienne Dugas - explique à Silicon.fr comment la filière tente de redémarrer et dessine les contours d'un avenir encore très incertain.
Le soleil après la tempête ? Sur le front de la fibre, Étienne Dugas veut au moins croire à une éclaircie.
« Je redémarre mon premier chantier demain », se réjouit-il sous la casquette de président du groupe Investreseaux (concepteur-constructeur de réseaux eau, gaz, électricité et télécoms).
Affirmant percevoir des « frémissements dans le secteur du BTP au sens large », il prend soin de mesurer ses propos. Reste que le discours contraste avec celui qu'il tient depuis plusieurs jours sous son autre casquette : celle de président d'InfraNum.
Cette fédération s'est constituée en décembre 2012 pour accompagner le Plan France Très Haut Débit. Le 27 mars dernier, elle avait publiquement appelé à un « plan de continuation des infrastructures numériques ». Ses inquiétudes ne portaient pas tant sur la maintenance, mais sur les activités de déploiement et de production des réseaux télécoms.
Le scénario qualifié de « catastrophe » n'était alors pas exclu. En l'occurrence, un arrêt total de la production. Avec, à la clé, « une inertie de 12 mois pour remettre le secteur à flot et des conséquences sociales et économiques dramatiques ».
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« Limiter les dégâts est encore possible », tempérait InfraNum. C'est aujourd'hui chose faite. dans une certaine mesure, d'après Étienne Dugas.
Comment se structure la filière que vous représentez ?
Étienne Dugas - En haut de la chaîne, il y a l'opérateur de télécoms. Avec deux variantes : soit l'opérateur en propre, principalement sur les M2I (zones moyennement denses) ; soit des collectivités territoriales, sur les zones peu denses.
Viennent ensuite les intégrateurs. Ils sont une quinzaine. Des majors du BTP, mais également des ETI spécialisées (Sobeca, Sogetrel, Sopelec.) et des ETI du BTP comme Spie et NGE. Les 12 premiers acteurs déploient 88 % des prises fibre en France.
À l'étage en dessous se trouvent les sous-traitants de rang 2. Ils peuvent aussi bien être des PME intégratrices (capables de faire à la fois études et réalisation) que des entreprises plus spécialisées en génie civil (la « tranchée pure ») qui posent les tirages de câbles uniquement.
Dans tout ça, il y a les équipementiers, qui fournissent, d'un côté, les câbles et de l'autre, tous les accessoires que sont par exemple les baies optiques. On connaît Nokia et Huawei, mais il existe des acteurs beaucoup plus petits membres d'InfraNum comme FOLAN, qui fabrique en France des tiroirs optiques et des jarretières qui les connectent.
Vous avez ensuite des acteurs encore plus petits. Ce sont typiquement des TPE impliquées dans le raccordement du client final. Mais aussi des entreprises très spécialisées, comme celles qui réalisent les forages dirigés ou construisent du matériel de type trancheuses.
Des cascades de sous-traitance peuvent descendre jusqu'à 5 ou 6 niveaux. Il y a là énormément de petites entreprises qui se sont constituées au fil de l'eau. Ce tissu représente les plus gros bataillons de la filière. Ce sont eux qui nous permettent aujourd'hui - ou plutôt qui nous permettaient hier - de sortir 19 000 prises par jour. Et c'est surtout d'eux qu'on craint la destruction, faute de trésorerie.
Justement, dans quel état se trouve la filière après un mois de confinement ?
Étienne Dugas - La bonne nouvelle, c'est qu'on a touché le fond de piscine. On voit que l'activité du BTP au sens large se remet en marche. Ça permet de retrouver des matériaux pour travailler.
On ressent les premiers « vrais » frémissements depuis la publication du guide de préconisations sanitaires pour le secteur. C'était indispensable que tout le monde s'accorde sur un certain nombre de mesures à mettre en place pour pouvoir exercer. Même s'il reste beaucoup à faire sur l'approvisionnement des EPI [équipements de protection individuelle, NDLR] : il y a encore de la pénurie à peu près à tous les étages.
Au rang des autres bonnes nouvelles, une circulaire a été envoyée à tous les préfets afin qu'ils coordonnent et poussent la réouverture des différents chantiers en les priorisant. Ça a clairement permis de pousser les donneurs d'ordre qui étaient frileux à se remettre en mouvement.
L'ordonnance du 25 mars aussi est importante. Mais il reste des choses à faire sur ce volet : on s'est battu pour obtenir sa modification, parce qu'elle était très orientée sur les réseaux mobiles et sur la maintenance des infrastructures. Pas un mot des déploiements fibre. On verra ce qu'il en ressort [passage en conseil des ministres ce 15 avril 2020, NDLR].
Pour en revenir à la pénurie d'EPI, ne favorise-t-elle pas l'exercice du droit de retrait ?
Étienne Dugas - Quelques-uns sont terrorisés et refusent l'idée de sortir dans la rue. Mais de mon expérience sur le terrain, je vois plutôt des salariés qui, après quatre semaines à la maison, ont des fourmis dans les jambes.
L'arbitrage entre sanitaire et économique est extrêmement compliqué. En tant que chef d'entreprise, c'est cornélien : par définition, nous sommes tenus d'assurer la sécurité de nos collaborateurs. Mais s'il n'y a plus d'entreprise, il n'y a plus de collaborateurs.
Là encore, le guide de l'OPPBTP est un bienfait. Il a l'avantage de donner les « Tables de la Loi ». dans la mesure de ce qu'on connaît du virus. De ce point de vue, il est à peu près certain que le document va évoluer dans le temps. La version initiale du 2 avril a été mise à jour le 10, essentiellement avec une précision sur le type de masques. On peut espérer plus globalement qu'on adaptera les méthodes de travail en fonction de ce qu'on apprendra sur la transmission du virus.
On n'a effectivement pas toutes les clés. Peut-on malgré tout estimer les dégâts, en particulier rapport au Plan France Très Haut Débit ?
Étienne Dugas - Il faudra des mois et des mois pour retrouver une activité nominale, c'est-à-dire équivalente à ce qu'on faisait avant la crise.
Les déploiements reprenant, il n'y a pas de risque à moyen terme. Quant à tenir l'objectif de 80 % de locaux fibrés à 2022, je ne peux pas dire. Ça dépendra vraiment de la remontée de la pente. On avait néanmoins une avance significative, grâce aux 4,8 millions de prises construites l'année dernière. Au-delà, le gouvernement lui-même communique sur une « généralisation de la fibre », et non une couverture à 100 %.
Cette remontée en puissance va engendrer un tas de réflexions. On parle beaucoup de relocalisation de l'industrie. On commençait à avoir énormément de main-d'ouvre étrangère sur nos chantiers. C'est peut-être le moment de se poser la question de restructurer la filière de manière franco-française, par exemple.
(interview réalisée le 15 avril 2020)
crédit photo : @DR
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