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La productivité, gros point d'interrogation des projets numériques de l'État

La Cour des comptes relève un net défaut de mesure des gains de productivité liés aux projets informatiques de l'État. Comment l'explique-t-elle ?

Publié par Clément Bohic le | mis à jour à
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La productivité, gros point d'interrogation des projets numériques de l'État
© généré par IA

Les services de l'État ont-ils vraiment une idée des gains de productivité que leur apporte le numérique ?

Leur mesure même est loin d'être systématique, affirme la Cour des comptes. Son constat se fonde essentiellement sur l'analyse de projets sélectionnés au ministère de l'Économie (principalement à la Direction générale des finances publiques). Elle en a toutefois étudié quelques-uns portés par d'autres ministères, à partir des données issues du FTAP (Fonds pour la transformation de l'action publique) ou du suivi opéré par la Dinum.

La productivité dans l'administration apparaît certes difficilement mesurable au sens économique. En tout cas par rapport au monde de l'entreprise, où les biens et services vendus ont une valeur objective (le prix de marché) et sont plus homogènes par comparaison sur un secteur donné.

La Cour des comptes estime que dans ce contexte, la notion de productivité dans l'administration publique devrait, plus simplement, découler de la notion de performance. Laquelle est entrée dans la culture administrative française avec la LOLF (loi organique relative aux lois de finance) de 2001.

Des motivations plus prioritaires

Pour le moment, la productivité n'est en tout cas que rarement mesurée. Preuve en est des 2128 sous-indicateurs renseignés dans le volet performance des PAP (projets annuels de performances) annexés au projet de loi de finances pour 2023. Moins de 2 % mettent en rapport les résultats d'une production administrative avec les moyens engagés. Et un seul comporte le mot "productivité" dans son libellé.

De manière générale, les programmes budgétaires de l'État ne valorisent pas la performance des projets numériques. Des motivations de diverses natures priment sur les objectifs de gains de productivité. Les priorités politiques en faveur de l'économie et de l'État lui-même en font partie (amélioration des services rendus, modernisation du fonctionnement de l'administration...). Comme le respect d'engagements européens ou internationaux. À ce sujet, la Cour des comptes mentionne la procédure précontentieuse que la Commission européenne a engagée en 2022 contre la France pour des manquements dus en partie au SIPA (système d'information de la pêche et de l'agriculture), jugé inadapté, morcelé et vieillissant.

Justement, dans les projets dont l'obsolescence technologique est une motivation majeure, les enjeux de productivité ont tendance à ne pas être abordés explicitement. Témoin la montée de version du projet Chorus en 2024, rendue nécessaire par l'arrêt de la maintenance de SAP ECC. Les analyses se sont portées sur la couverture fonctionnelle des solutions, la capacité de transformation de la fonction financière, la méthodologie et la trajectoire du projet, les enjeux de conduite du changement et la maîtrise des risques.

Un "non-dit" des décisions publiques

Quant aux projets numériques les plus récents suivis par la Dinum, les trois quarts n'ont pas intégré d'enjeux de productivité. Portés par Bercy, TELEMAC (sur les conditions d'exercice des agents de terrain de la Direction générale des douanes et droits indirects) et URF (unification du recouvrement fiscal) font figure d'exceptions. La Cour des comptes y ajoute deux projets issus du programme de chaîne pénale numérique par le ministère de la Justice.

La productivité est souvent un non-dit des décisions publiques. Sa traduction potentielle sur le plan social (réductions d'emplois ou évolutions d'organisations sources d'inquiétudes) n'y est pas étrangère. Sur le plan budgétaire, annoncer des économies théoriques fait courir le risque aux services de voir leurs budgets amputés sans que les gains attendus soient nécessairement avérés. De surcroît, selon la Dinum, les directeurs de projet estiment que leur mission est de faire aboutir le projet en maîtrisant l'enveloppe accordée, et non de le valoriser.

Un traitement très "formel" par la Dinum

Les projets informatiques dont le coût prévisionnel est supérieur ou égal à 9 M€ sont soumis pour avis conforme à la Dinum. L'examen des avis rendus entre mars 2023 et mi-juin 2024 fait ressortir que les gains attendus ne font presque jamais l'objet de constats ou de recommandations. Ils sont simplement évoqués, sous un angle qualitatif, dans la partie introductive qui présente le projet.

En cinq ans, la Dinum a réalisé une vingtaine de missions d'audit et d'appui. À l'occasion de ces travaux, les prévisions de gains attendus ne sont pas réexaminées. La DSI de l'État ne semble en outre pas examiner autrement que de manière formelle les prévisions figurant dans les fichiers Mareva (méthode interministérielle de référence pour évaluer de manière homogène les projets numériques). Elle n'inclut par ailleurs, dans son tableau de bord semestriel des grands projets numériques de l'État, aucune info sur les gains de productivité attendus une fois les projets achevés.

La démarche "inaboutie" du Fonds pour la transformation de l'action publique

Du côté du FTAP, le cahier des charges pose un impératif de gains de productivité. Le processus d'attribution comporte une phase de présélection qui permet au porteur de projet de vérifier, dès le stade de l'idéation ou du précadrage, l'éligibilité au financement. Par après s'engage une phase de préparation, avec un accompagnement par un rapporteur issu de la DITP (Direction interministérielle de la transformation publique) ou de la Dinum. Au terme de cette phase, le projet est présenté à un comité d'investissement.

La Cour des comptes a examiné les comptes rendus des réunions d'investissement. Elle en conclut que la question du caractère suffisant des gains de productivité et de leur correcte justification est souvent abordée dans les échanges. S'ils ne les expertisent pas nécessairement au fond, les membres du comité en font un examen critique.

Dans les contrats signés, néanmoins, la manière dont les gains de productivité ont été estimés à la cible n'est pas toujours explicitée. Ou alors elle l'est assez brièvement. Dans l'ensemble, les gains attendus ne sont pas présentés de manière homogène. Et il est souvent difficile de comprendre s'il s'agit de gains ponctuels ou cumulés. Les paramètres de calcul, lorsqu'ils sont détaillés, ne sont pas toujours les mêmes (notamment ceux utilisés pour évaluer les économies de masse salariale).

Pendant le déroulement du contrat, les prévisions de gains de productivité ne sont que rarement remises en cause. Depuis 2018, elles n'ont jamais été la raison ayant conduit à la suspension voire à l'annulation de l'ouverture de crédits budgétaires.

Une fois les projets achevés, le suivi des gains de productivité obtenus est uniquement formel... quand il a lieu. La DITP, par exemple, arrête son suivi en même temps que les projets, alors que les gains ne sont souvent susceptibles d'être constatés que par après.

Des hypothèses de gains parfois fragiles...

Malgré la connaissance des organisations et processus que la direction métier bénéficiaire est supposée avoir, il arrive que les gains attendus ne soient pas précisément justifiés. Il en fut ainsi pour le projet Pilat, lancé en 2018 par la DGFiP pour améliorer la productivité du contrôle fiscal et de son pilotage central.

Les hypothèses peuvent être fragiles, bien qu'apparemment documentées. La Cour des comptes cite, à cet égard, le projet Foncier Innovant, porté par la DGFiP. Son objectif : rapprocher les informations du plan cadastral et les données foncières fiscales avec des prises de vue aériennes. Et détecter ainsi les bâtis non ou mal fiscalisés ainsi que ceux non représentés sur le plan cadastral.
Une hypothèse de réduction des emplois consacrés aux missions foncières et cadastrales a été énoncée. Mais ses sous-jacents, que la DGFiP dit fondés sur un suivi de l'activité, ne sont pas démontrés. Tout comme leur montée en puissance. De même, concernant l'ajout de recettes fiscales, ces montants ne sont pas clairement expliqués.

... et pas toujours assumées par les ministères

Lorsqu'ils sont proprement documentés, les gains prévisionnels peuvent rester purement théoriques et se confronter à la capacité des ministères à les assumer. Illustration avec les projets de modernisation lancés en 2018 par l'AIFE (Agence pour l'information financière de l'État) et soutenus par le FTAP. Ils concernaient la génération de la carte achat pour des actes de faible montant, l'automatisation du paiement de certaines dépenses ou le recours à l'IA.

Un travail sur l'évaluation des gains a été mené de manière détaillée. Par exemple sur la perspective d'imposer le recours à la carte achat pour les achats inférieurs à 1000 €. Il ne serait plus nécessaire de procéder à des engagements juridiques (60 minutes de temps gagné par acte). Ni à la constatation du service fait et à la demande de paiement pour les achats ayant nécessité un service fait (15 minutes de gagnées par acte).
Entre l'élaboration du dossier de candidature et la signature du contrat FTAP, ces perspectives ont été confrontées aux ministères qui auraient été amenés à les assumer. Elles ont alors été fortement réduites, témoignant d'une prudence en matière de schéma d'emplois.

Des grilles d'analyse insuffisamment fines

À l'issue des projets, l'atteinte spécifique des objectifs de gains de productivité n'est pas systématiquement suivie. La Cour des comptes l'illustre par le projet de "timbre électronique" lancé en 2013. Il s'agissait de supprimer les timbres fiscaux papier. Devaient notamment en résulter des gains de productivité, avec la réduction d'ETP liée à la suppression de la vente aux guichets et par le temps économisé sur les travaux de gestion des rimbres fiscaux papier.

Dans la plupart des cas, les gains ne peuvent pas être attribués spécifiquement à un projet numérique. Par ailleurs, l'administration ne peut pas toujours garantir si les emplois qu'elle avait indiqué pouvoir gagner ont été supprimés ou redéployés sur des tâches à plus forte valeur ajoutée.

Les projets numériques prennent souvent place dans une série de mesures de transformations. Exemple avec les services de publicité foncière. Leur principal indicateur d'activité est le délai de publication des actes immobiliers. Il est passé, en moyenne nationale, de 134 jours à fin 2021 à 24,6 jours fin juin 2024. Difficile, cependant, de dire si c'est lié aux développements des SI, aux réorgnisations territoriales des services de publicité foncière... ou simplement au retournement du marché immobilier (forte décroissance du nombre de transactions).

Globalement, les services ne disposent pas de grilles d'analyse assez fines pour pouvoir détecter les sous-jacents des gains de productivité.

Illustration générée par IA

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